Dans l'article précédent, j'avais délibérément mis de côté la question de l'Inquisition considérant qu'elle nécessitait un développement particulier qui aurait considérablement alourdi un article déjà long. Néanmoins, comme régulièrement la pensée servile nous ressert l'horrible Inquisition créée par l'Eglise, avec ses cachots, ses chaînes, ses tortures et, pour couronner le tout, ses bûchers, il me paraît indispensable de faire un retour en arrière et voir ce que fut réellement cette juridiction de l'Eglise.
François Vallançon, professeur de philosophie du droit à Paris II écrivait en 1995 dans la Nef que ce n'est pas tellement les excès que l'on reproche à l'Inquisition mais son principe même. Il ajoutait que l'on ne peut se contenter de répondre autres temps, autres mœurs, ce qui serait en soi un déni de justice historique et une imputation d'irrationalité.
On ne peut englober toute l'histoire de l'humanité dans un même sac et nier au temps un rôle éminent. On ne m'empêchera donc pas de penser qu'il est complètement anachronique de juger les pratiques des siècles passés à la lumière de la pensée moderne, tant les mentalités et les conditions de vie ont évolué. Je ne vois pas en quoi cela peut constituer un déni de justice et une imputation d'irrationalité. Je verrais même, a contrario, une irrationalité flagrante à juger nos ancêtres à l'aune de la pensée moderne.
Un prêtre, il y a quelques années, m'a dit un jour que le grand drame de notre société est de vivre dans le sentimentalisme. Cela l'empêche de poser les problèmes correctement et bien évidement, par voie de conséquence, notre société n'est plus en mesure d'apporter les bonnes réponses. Or, la société médiévale et je dirai même la société jusqu'au milieu du XXème siècle ne connaît pas le sentimentalisme, cette forme de sensibilité qui n'a rien à voir avec la charité au sens où l'entend l'Eglise (Caritas). Comment pourrait-elle tomber dans le sentimentalisme tant les conditions de vie sont rudes? On ne s'apitoie pas sur son sort, a fortiori, sur le sort de tous ceux qui mettent en péril la cohésion sociale.
Portons-nous aux XVIIème et XVIIIème siècles, plus précisément à la cour du Roi-Soleil, donc bien après l'époque médiévale. L'histoire reconnaît au roi Louis XIV 18 enfants - du moins officiellement - issus, soit de son mariage avec Marie-Thérèse, soit de ses liaisons adultérines.
Sur ces 18 enfants 10 mourront avant l'âge de 10 ans. Sur les 8 survivants 6 atteindront l'âge adulte, soit 1 sur 3. Or nous sommes dans un milieu ô combien favorisé et même si l'on se méfie de l'eau (on l'utilise modérément pour se laver car on craint qu'elle n'apporte des maladies), les conditions d'hygiène n'ont rien à voir avec la France d'en bas, pour parler comme Jean-Pierre Raffarin, c'est-à-dire la France paysanne, celle où l'on fait vie commune avec le bétail, excellent chauffage central en hiver.
Quand le roi se fait opérer d'une fistule anale en 1687, l'asepsie chirurgicale est parfaitement inconnue, quant à l'anesthésie on en reparlera deux siècles plus tard. Quand Dominique Larrey, chirurgien de la Grande Armée, ampute les blessés sur les champs de bataille napoléoniens, il n'est pas davantage question d'anesthésie. Mettons-nous un instant dans la peau de ces hommes et de ces femmes de l'époque et imaginons une extraction dentaire à vif. Je n'ose même pas parler d'une amputation sans anesthésie, je sens que certains lecteurs vont défaillir à cette simple évocation de la chirurgie d'antan. Je serai le premier à les comprendre car comme tous mes contemporains j'ai perdu le sens de la douleur.
Dominique Larrey chirurgien militaire de l'armée napoléonienne
Ne nous étonnons donc pas que, dans une société où la douleur ne peut être soulagée, où la mort rôde à tout instant (pas une famille n'est épargnée par la mort d'un ou plusieurs enfants), les mœurs soient particulièrement endurcis. C'est une simple question de survie psychique, faute de quoi l'homme aurait sombré dans la folie. Mon propre père, né en 1918, est issu d'une fratrie de sept enfants dans laquelle seulement trois survécurent et cela se passe au début du XXème siècle. Passez-moi l'expression, mais il fallait être rudement blindé pour faire face à des conditions de vie aussi rudes et qui dépassent notre entendement.
Les défenses immunitaires
Dans toute organisation biologique des micro-organismes sont chargés d'assurer la défense du corps vivant face aux éléments susceptibles de mettre la vie en danger. Les globules blancs ont reçu cette fonction dans notre organisme. La société est à l'unisson de l'individu. Elle doit pour vivre produire ses propres leucocytes. Dans une société qui n'a pas d'état d'âme, cela ne pose aucun problème. On élimine ceux que l'on considère comme nuisibles, les criminels comme ceux qui mettent en danger l'unité morale et spirituelle de la société. C'est pourquoi les déviants en tous genres sont lourdement sanctionnés. Les chrétiens furent les premiers à subir les effets de cette intransigeance. Refusant d'adorer l'empereur divinisé, ils mettaient en danger l'unité romaine et furent condamnés comme tels. Calvin, lui-même, aura recours au bûcher quand cela sera nécessaire pour la défense de la Réforme.
De nos jours, avec le principe de tolérance généralisée (pas tout à fait quand même) les anticorps de notre société moderne ne jouent plus, mais nous ne recourrons pas davantage aux médicaments. Tout au plus nous utilisons des placebos qui ne font pas illusion bien longtemps. Or un organisme sans défense immunitaire meurt rapidement. Une des conséquences cliniques de la mort est la désintégration du corps. Il se putréfie car toutes les défenses sont elles aussi mortes. Notre société semble bien en voie de putréfaction tant nos défenses naturelles sont inopérantes.
Nos ancêtres l'avaient bien compris. C'est pourquoi, à l'inverse de ce que nous faisons, la société de jadis produisait ses anticorps sans état d'âme et avec la rudesse des mœurs de l'époque. Dans l'univers de chrétienté que constituait le monde médiéval, l'Inquisition fut instituée pour combattre les hérésies. Cette institution, contraire au message évangélique du Christ, heurte notre conscience de chrétiens d'aujourd'hui mais elle est une institution de son temps qui s'inscrit totalement dans la société médiévale des oratores, bellatores et laboratores. Son existence s'intègre dans la mentalité de l'époque au même titre que les ordres militaires, inconcevables de nos jours. Imagine-t-on un instant des religieux vivant aujourd'hui dans l'observance d'une règle monastique ou canoniale, liés par des vœux à leur ordre au même titre que des bénédictins ou des cisterciens, mais fourbissant dans le même temps leurs armes de combat, entretenant leur chars Leclerc et se préparant au combat en vue de la prochaine mission d'intervention sous mandat de l'ONU? Or, c'est pourtant ce que furent les Templiers, moines et soldats à part entière.
Les ordres militaires médiévaux dont les Templiers, moines et soldats à la fois
Parler de l'Inquisition au singulier est une impropriété car nous n'avons pas affaire à une juridiction unique. Certes, l'Inquisition est une institution du Siège Apostolique mais elle est représenté par des délégués du Pape et fonctionne sur un mode très décentralisé. Les évêques doivent leur apporter aide au plan local. Disposant d'une large autonomie, les inquisiteurs agiront avec plus ou moins de rigueur selon leur tempérament. La volonté du pape Grégoire IX en fondant en 1231 par la constitution Excommunicamus l'Inquisitio hereticae pravitatis était de soustraire les personnes accusées d'hérésie à la juridiction laïque plus portée à condamner qu'à sauver. Mais c'est aussi pour le souverain pontife une volonté politique, à savoir ne pas laisser le pouvoir laïc empiéter dans le domaine de l'Eglise.
Contrairement à l'image qui en a été faite, l'Inquisition ne passa pas son temps à alimenter les bûchers en envoyant sur leurs fagots les individus convaincus d'hérésie. On considère à 400, selon les études les plus sérieuses, le nombre de condamnés à mort pendant les dix premières années du fonctionnement de l'Inquisition espagnole, la plus sévère qui fut. Selon certaines estimations les peines par le feu prononcées par l'Inquisition s'élèveraient à 2 % des jugements rendus.
Les tribunaux inquisitoriaux auront recours le plus souvent à des pratiques pénitentielles telles que le pèlerinage, la prise de croix. Les juges plus soucieux du salut des âmes ne condamneront au bûcher que les cas avérés d'hérésie et les relaps. Est appelé relaps (du latin relapsus, retombé) celui qui après avoir renoncé à son hérésie retombe dans la faute. Il y une trahison de la parole qui montre que l'individu persiste dans l'erreur et donc ne peut s'amender. Pour le maintien de l'unité sociale il n'existe donc plus d'autre solution alors que d'éliminer celui qui met cette unité en danger.
Scène de l'Inquisition d'après u tableau du XIXème siècle. Confrontation entre le franciscain Bernard Délicieux et le tribunal.
Néanmoins, au fil du temps, les inquisiteurs, loin de Rome, furent soumis aux pressions du pouvoir politique; un exemple parlant est celui du procès des Templiers en France, voulu par Philippe le Bel. On observera ailleurs en Europe les mêmes dérives aux XIVème et XVème siècles. Toutefois, on reste bien loin du prétendu bain de sang et des 100 000 victimes attribuées à Torquemada. La vérité exige aussi que l'on rectifie le portrait fait de cet homme qui ne fut pas, tant s'en faut, une brute sanguinaire. Ses jugements furent empreints de modération et ses décisions font appel autant au pardon qu'à la répression quand celle-ci était nécessaire pour les raisons que nous avons évoquées plus haut. Les esprits impartiaux reconnaissent à l'Inquisition une justice supérieure à toutes les autres. En fait, elle préfigure dans une certaine mesure la justice moderne par ses règles procédurales, là où, à l'époque, la justice laïque se montrait pour le moins brutale et expéditive. La notion de pardon et de pénitence lui était totalement étrangère.
Ce qui est choquant, ce n'est pas tant l'Inquisition en elle-même car, je le répète, elle s'inscrit dans un contexte qui n'est pas le nôtre mais bien plutôt la mauvaise foi des contempteurs haineux de l'Eglise qui dénoncent la juridiction d'une certaine époque mais regardent avec complaisance le Révolution de 1789 et la Terreur qui fit beaucoup plus de victimes, la plupart totalement innocentes et qui font les yeux doux aux systèmes de pensée qui entraînèrent la mort de millions de victimes. On n'a guère entendu dénoncer en ce 90ème anniversaire de la révolution d'octobre 1917 les conséquences tragiques de l'idéologie marxiste pour le peuple russe, sans parler de victimes du communisme en Asie et en Afrique. Or la conscience humaine a évolué depuis le Moyen Age, ce qui excuse d'autant moins. On nous bassine sans cesse avec les Lumières. Elles n'ont pas empêché la sanglante et effroyable Terreur pas plus que la chape de plomb qui tomba sur l'Union soviétique.
Louis XVI devait être condamné à mort, ainsi en avaient décidé les révolutionnaires. Certains considéraient même son procès inutile car sa condition même de roi le rendait ipso facto coupable sans la moindre circonstance atténuante tandis qu'un procès laissait supposer qu'il pouvait être innocent des "crimes" qu'on lui imputait. On mesure le "grand progrès" que fut la révolution pour la pensée humaine.
Notre époque moderne n'a pas su davantage prévenir ces deux cancers que furent le nazisme et le communisme, tout imbus des Lumières que nous étions supposées être, lesquelles "Lumières" devaient éclairer l'humanité. Quelle arrogance! Quelle présomption!
C'est pourquoi je regarde l'Inquisition comme un temps douloureux dans l'histoire tourmentée de l'humanité car elle met en cause l'Eglise dont la mission, reçue de Notre Seigneur Jésus Christ, est d'annoncer le règne de Dieu. L'Inquisition fait donc partie des tribulations de l'humanité mais ne comptez pas sur moi pour faire repentance. Les repentances à sens unique non seulement n'apportent rien mais elles peuvent, au contraire, conforter les adversaires de l'Eglise dans la certitude de leur idéologie mortifère. Le catholique d'aujourd'hui ne se reconnaît en rien à travers l'Inquisition médiévale. On ne peut en dire autant des républicains et laïcistes convaincus dont le silence assourdissant face aux parodies de procès, aux exécutions sommaires, à l'oppression organisée méthodiquement laisse clairement entendre qu'ils se reconnaissent plus ou moins dans ces systèmes idéologiques qui gardent encore de nombreux partisans.