mercredi 3 octobre 2007

Saint Bruno

Saint Bruno fondateur de l'Ordre des Chartreux




Le 6 octobre l’Eglise fête saint Bruno, fondateur de l’ordre des Chartreux. Si on entend par fondateur, la volonté de créer un nouvel ordre religieux comme on créerait une nouvelle entreprise industrielle ou commerciale, le terme est alors faux car jamais saint Bruno ne manifesta le désir de mettre sur pied un nouvel ordre monastique. Son seul désir fut de vivre intensément la vie contemplative en partageant avec d’autres cette soif de Dieu. Si Bruno fonda l’ordre des Chartreux, il ne le fit pas exprès. En revanche, si l’on voit en lui l’homme qui révéla une nouvelle forme de vie contemplative, oui alors on peut affirmer que saint Bruno est bien le père fondateur, aimé de tous les Chartreux.

Deux faits dans l’histoire multiséculaire de l’Ordo cartusiensis nous montrent que Bruno ne recherchait aucunement à créer un nouvel ordre monastique. Son désir le plus ardent était de vivre la solitude pour mieux s’unir à Dieu.

Deux fondations qui n’eurent pas de liens juridiques entre elles
Peu après s’être établi avec ses compagnons au désert de Chartreuse, Bruno fut appelé par le pape Urbain II à Rome. Il quitta la Grande Chartreuse la mort dans l’âme mais l’obéissance à l’Eglise surpassait sa propre volonté. Néanmoins, peu porté à vivre la vie curiale à Rome, il obtint du souverain pontife de pouvoir se retirer pour vivre à nouveau la vie érémitique. Pourquoi ne retourna-t-il pas auprès de ses frères de Chartreuse alors que les rares écrits que nous avons de lui laissent clairement entendre que son désir le plus cher était de revenir dans les montagnes de Chartreuse ? Aujourd’hui encore, nous ne le savons pas. Il se retira en Calabre dans un nouvel ermitage avec des frères désireux de partager avec lui la même vie de solitude contemplative. Il entretint des relations épistolaires avec ses anciens compagnons sans chercher à établir un quelconque lien hiérarchique entre la chartreuse de Calabre et celle de France. Il devait y finir ses jours et rendit son âme au Père céleste le dimanche 6 octobre 1101. Si Bruno avait été tenté par la volonté de créer un ordre, il n’eût point manqué dans un premier temps de créer un lien canonique entre les deux chartreuses.

Bruno n’a laissé aucune règle de vie
Bruno mourut sans avoir laissé la moindre directive écrite organisant la vie des moines. Il fallut attendre le priorat de Dom Guigues, quatrième successeur de Bruno, pour que soient enfin codifiées les règles de la vie cartusienne. Encore ne le fit-il qu’à la demande pressante et clairvoyante d’Hugues, évêque de Grenoble, qui, voyant la multiplication rapide des monastères qui se réclamaient de la spiritualité cartusienne, estimait nécessaire de fixer par écrit les règles du nouvel ordre avant que ne disparaissent les premiers compagnons de Chartreuse. Guigues, homme d’une haute spiritualité, ne se sentait pas pour autant habilité à légiférer alors que le père fondateur ne l’avait point fait. Il n’en demeura pas moins que, par obéissance, il rédigea les règles cartusiennes mais prit le soin de les regrouper dans un manuscrit intitulé Consuetudines Cartusiae (Coutumes de Chartreuse) montrant ainsi qu’il se limitait à transcrire les usages en cours depuis la fondation de la Grande Chartreuse.

C’est en 1084 que Bruno arriva avec six compagnons à Grenoble. Il fut accueilli par Hugues, l’évêque du lieu qui les conduisit au désert de Chartreuse où ils s’installèrent légèrement en amont du lieu où se trouve aujourd’hui le monastère de la Grande Chartreuse. Commença aussitôt la vie érémitique des sept religieux.





Le monastère de la Grande Chartreuse dans le département de l'Isère


Avant de poursuivre, arrêtons-nous un instant sur la vie de Bruno. En fait, nous savons peu de choses sur lui. Ce qu peut être tenu pour certain c’est sa naissance à Cologne vers 1030 dans une famille noble ou pour le moins aisée. Il révéla très vite des dons intellectuels exceptionnels qui lui valurent d’être envoyé à Reims dans la célèbre école cathédrale, pour y parfaire sa formation. Il restera 30 ans dans la ville champenoise.

Là, il confirme ses capacités intellectuelles malgré sa jeunesse qui lui vaut de ses maîtres, les chanoines de Reims, le qualificatif de tenerum alumnum, tendre élève au sens de jeune élève comme lorsque l’on parle de l’âge tendre.

La biographie de Bruno reste silencieuse sur son activité, une fois les études achevées. Il est vraisemblable qu’il demeura à Reims. Il fallait qu’il soit bien connu pour pouvoir être promu chanoine de la cathédrale puis recevoir en 1056 la charge de "Summus didascalus", c'est-à-dire professeur éminent. Ce titre était mérité puisqu'il se fit remarquer pour la qualité de son enseignement. Il eut parmi ses élèves le futur abbé de Cluny Odon ou Eudes de Châtillon qui sera élu pape en 1088, ce qui aura des répercussions sur sa vie par la suite.

Mais tandis qu'il enseignait, mûrissait à Reims cet appel au désert. Bruno évoque ce temps dans une lettre qu'il adressa bien plus tard à Raoul Le Verd, un de ses amis:

"Ton affection se souvient de ce jour où nous nous trouvions ensemble, toi, Foulcoie le Borgne et moi, dans le petit jardin attenant à la maison d'Adam où j'étais alors reçu. Nous avons parlé pendant quelques temps, je crois, des faux attraits et des richesses périssables de ce monde et des joies de la gloire éternelle. Alors, brûlant d'amour divin, nous avons promis, fait vœu, décidé de quitter prochainement les ombres fugitives du siècle pour nous mettre en quête des biens éternels et recevoir l'habit monastique."

Bruno franchira le pas en 1084. Il quitte Reims, mais aussi tous les biens dont il était pourvu comme chanoine de la cathédrale. Une fois installé au désert de Chartreuse, Bruno va organiser la vie érémitique avec ses six compagnons, quatre clercs, dont Landuin de Toscane qui lui succédera comme prieur de la Grande Chartreuse, et deux convers. Bruno ne pensait probablement pas que son passé allait le rattraper rapidement. Nous avons vu plus haut qu' Eudes de Châtillon fut un des élèves de Bruno du temps où ce dernier enseignait. Elu pape sous le nom d'Urbain II, il se souvint de son ancien maître et de sa haute spiritualité et, soucieux de s'entourer de conseillers de valeur, il fit appel à lui. Bruno en fils obéissant de l'Eglise se soumit à la volonté du souverain pontife. Découragés, les compagnons de Bruno, sentant qu'ils se retrouveraient seuls sans celui qui les guidait avec amour paternel, décidèrent de quitter la Chartreuse. Tout fut organisé en conséquence. Il s'en fallut de peu que la vie cartusienne ne cessât définitivement. On avait même cédé, en prévision du départ, les terres de Chartreuse à l'abbaye de la Chaise-Dieu! Or, brutal revirement des compagnons de Bruno! Contre toute attente, ces derniers décident de poursuivre l'expérience de la vie érémitique. Il y a là, manifestement, l'intervention de la divine Providence qui poussa Landuin et ses compagnons à revenir sur leur décision. Mais cela n'alla pas sans poser quelques problèmes juridiques. Il fallait reprendre les terres hâtivement cédées aux moines de la Chaise-Dieu. Bruno fit intervenir le pape Urbain II pour faciliter et activer la rétrocession des terres. La lettre du souverain pontife est d'importance car au delà d'une simple affaire de transfert de propriété l'intervention pontificale constituait une reconnaissance implicite de la vie cartusienne, telle que l'avait organisée Bruno de Cologne.

On peut considérer que ce document marque la naissance officielle de la Grande Chartreuse et par là même celle de l'Ordre cartusien.



Vue en coupe d'un ermitage


Certains pourront considérer comme paradoxal de parler de vie érémitique quand des religieux sont organisés en communauté. Oui, effectivement, il y a là un paradoxe, mais un paradoxe habile et très sage en même temps. L'Eglise a toujours regardé avec beaucoup de prudence la vie érémitique tant elle est semée d'embûches. L'originalité de la vie cartusienne, et cela on le doit à saint Bruno, est d'avoir amalgamé la vie cénobitique (vie en communauté) à la vie anachorétique (vie solitaire). La vie cartusienne est faite d'un savant dosage entre ces deux modes de vie contemplative. La solitude est préservée par la vie en ermitage. La cellule du père chartreux est en fait un petit pavillon avec un jardin clos. Il y passe le plus clair de son temps: offices, oraisons, méditations, repas, étude et travail manuel. Mais cette vie solitaire est tempérée par les temps forts de la journée du moine que sont la messe conventuelle, l'office de Vêpres et le grand office de la nuit pour lesquels la communauté se rassemble à l'église.



L'office de la nuit est récité dans la pénombre, l'antiphonaire éclairé par une petite lampe, ce qui permet de garder la tonalité nocturne propice à la grande prière de la nuit.


Les Pères Chartreux se retrouvent aussi lors des chapitres, moment très important de la vie monastique qui permet au supérieur de conforter ses frères dans la vie religieuse. Le dimanche et jours de fête de l'Eglise, le déjeuner est pris en commun au réfectoire. La journée du lundi, sauf cas particulier, est consacrée à la sortie pédestre hebdomadaire, traditionnellement appelée spaciement chez les Chartreux, dans la montagne environnante.

La vie cartusienne dans son économie générale est semblable à la vie monastique des autres ordres contemplatifs. On y retrouve l'office divin avec, cependant, une particularité pour l'office de la nuit qui scinde la nuit en deux temps de sommeil. Le moine se lève vers 23 heures pour rejoindre ses frères à l'église. Cet office, que les Pères aiment tout particulièrement pour sa beauté et son dépouillement, regroupe Matines et Laudes entièrement chantées. Il s'achève vers 3 heures du matin. Après avoir récité en cellule les Laudes de la Saint Vierge, le moine se recouche pour se lever vers 7 heures du matin afin de réciter l'office de Prime en cellule. Ainsi, la nuit du Père Chartreux est coupée en deux, ce qui est une mortification voulue.



Le repas pris en commun au réfectoire les dimanches et jours de fête se déroule en silence pendant qu'un Père lit un texte de portée édifiante.



Existe-t-il une spiritualité cartusienne comme on pourrait parler de la spiritualité franciscaine, carmélitaine ou ignacienne? A vrai dire non pour deux raisons principales. Tout d'abord la vie érémitique est peu propice à faire passer un "esprit" propre. Tout au plus oblige-t-elle à une très forte vie intérieure et donc à rechercher le plus possible le détachement par rapport aux biens terrestres et aux affects humains (ce qui n'exclut pas la charité). Mais n'est ce pas là le propre de tout ordre contemplatif? La deuxième raison tient à saint Bruno lui-même. Il n'a pas laissé d'écrits sur la vie cartusienne de nature à orienter ses frères vers une certaine forme de spiritualité.




La prière solitaire du moine en cellule occupe une grande partie de son activité


Comment alors définir l'esprit cartusien? La meilleure réponse nous vient d'un Père Chartreux, mort en 1987, dans un livre qui rassemble les sermons qu'il prononça du temps où il exerçait la charge de Vicaire à la Chartreuse de la Valsainte:

"Notre Père saint Bruno nous a donné un exemple singulier de cette délicatesse que l'effacement de soi ne peut manquer de provoquer chez les âmes fidèles à la lumière. Fondateur d'un grand ordre monastique, et doué d'une personnalité qui semble avoir eu une puissance d'attraction et de séduction extraordinaires, il ne nous a pas, cependant, imposé de spiritualité qui puisse porter son nom et corresponde dans l'histoire, à l'école franciscaine, par exemple, ou carmélitaine ou ignacienne. Il savait que les solitaires ont besoin d'une grande liberté intérieure, qu'il leur faut, pour posséder Dieu à la mesure de leur soif, le trouver au-delà de tous les noms et de toutes les formules. Mais il est clair qu'il nous demande par le précepte (Règle) et l'exemple, des sacrifices proportionnés à ce haut privilège, c'est-à-dire l'exacte observance d'un effacement quotidien de nous mêmes, devant ce que requièrent les coutumes cartusiennes d'une part, et le support, la compréhension mutuelle, le pardon d'autre part, dont notre vie demi-cénobitique ne laisse pas de nous fournir en tout temps l'occasion."

"Soyons bien attentifs à garder ce bel héritage de notre Père saint Bruno et que lui-même nous obtienne, avec les grâces dont il a commencé de nous combler une généreuse correspondance à ces mêmes dons célestes, afin que nous en possédions un jour avec lui, dans une communion parfaite, l'éternelle plénitude."

En la fête de Saint Bruno 1945



La Grande Chartreuse et le grand cloître


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