Nous abordons ici le dernier volet du triptyque que j'ai consacré aux mythes tenaces de la démocratie.
Les deux premières parties traitaient successivement du pouvoir du peuple et de la séparation des pouvoirs. Dans cette dernière partie je vous propose d'analyser de plus près la notion de volonté générale telle qu'elle apparaît dans l'article 6 de la déclaration des droits de l'homme (DDH).
Voici ce que nous dit la déclaration des droits de l'homme et du citoyen de :
La Loi est l'expression de la volonté générale. Tous les Citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs Représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse. Tous les Citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents.
La loi est clairement définie comme étant l'expression de la volonté générale. Mais voyons avant de traiter de la volonté générale quelle définition de la loi Thomas d'Aquin donnait.
La loi selon saint Thomas d'Aquin
Cette incursion dans la philosophie thomiste me paraît nécessaire car chacun mesurera la pauvreté de la définition née du siècle des Lumières (parlons en des Lumières) en comparaison de celle qui était proposée au Moyen-âge pourtant qualifié d'arriéré et d'obscurantiste. Cela en dit long au passage sur les présupposés ou plus précisément sur les contre-vérités enseignées par l'école républicaine afin de discréditer une époque qui fut d'une grande richesse intellectuelle et artistique mais qui a le tort d'avoir été un temps fort de la chrétienté.
Saint Thomas nous donne la définition suivante:
La loi est un commandement de la raison pris par l'autorité légitime en vue du bien commun.
Le moins que l'on puisse dire c'est que la définition fournie par la DDH ne constitue pas un progrès par rapport à celle qui fut élaborée six siècles auparavant.
A contrario, la formulation de saint Thomas d'Aquin est remarquable à tous égards car elle définit la loi en quatre points, là où la DDH s'est contentée d'une vague définition qui ne veut rien dire.
Pour le Docteur Angélique une loi n'est valide que si elle répond aux critères suivants:
- La loi est un commandement,
- La loi est dictée par la raison,
- Elle ne peut être édictée que par l'autorité légitime,
- Elle vise à la satisfaction du bien commun.
Pour reprendre la philosophie thomiste, on trouve ici les quatre causes:
- La cause matérielle
- La cause formelle
- La cause efficiente
- La cause finale
La cause matérielle
La matière ou plus exactement l'aspect perceptible de la loi est sa formulation, c'est à dire le commandement donné aux citoyens.
La cause formelle
Intervient ici la notion de forme au sens aristotélicien du terme, c'est à dire la caractéristique qui rend l'objet définissable en tant que tel. Le commandement doit être le fruit de la raison, cette fonction propre à l'homme et qui lui confère une place éminente dans l'ordre de la création. Pour qu'une loi soit valide, il importe que celle-ci soit le produit de la raison au sens où l'entend saint Thomas . Une loi qui ne serait pas prise selon la raison ne serait pas conforme à la raison et perdrait son caractère légitime. De nos jours beaucoup de lois sont prises à la va-vite par la démagogie, sous le coup de l'émotion populaire qui retombe généralement comme un soufflé, ou pour satisfaire une minorité agissante.
La raison commande que la loi présente un caractère moral avéré. Tout le monde se souvient de cette énormité proférée par Jacques Chirac regnante il y a quelques années qui affirma péremptoirement que la loi civile n'avait pas à être subordonnée à la morale. Si on pose cette règle comme principe fondamental, alors tout est permis, y compris les lois les plus iniques. Or la morale est bien le produit de notre raison qui distingue le bien du mal. L'animal n'a aucune notion du bien ou du mal. Il agit selon son instinct. c'est ce qui fait la différence entre lui et l'homme. Si nous évacuons toute considération morale dans le processus d'élaboration de la loi, nous éliminons du même fait toute distinction entre le bien et le mal. La loi peut être alors bonne ou mauvaise selon l'humeur et les motivations du législateur et n'est plus dictée par une droite raison.
La cause efficiente
Il s'agit pour saint Thomas de l'autorité, à condition qu'elle soit légitime.Perd son caractère légal toute disposition prise par une autorité sans légitimité reconnue. Cet aspect est intéressant car la question de la légitimité est moins anodine qu'il y paraît. En période de paix civile la question ne se pose pas mais dans les heures graves elle prend une acuité singulière. Il faut se replacer dans le contexte de l'époque et dans la peau de ceux qui eurent à choisir en 1940. Qui incarnait la légitimité ? Le maréchal Pétain à qui les parlementaires avaient remis les pleins pouvoirs ou le général De Gaulle qui incarnait un certain esprit de résistance mais ne pouvait se prévaloir d'aucune légitimité. La réponse est moins simple qu'on ne pourrait le supposer, à condition de se replacer dans le contexte de l'époque et de s'affranchir de toute polémique idéologique. Se poser cette question fut un douloureux cas de conscience notamment pour les officiers de l'armée française. Je n'aborderai pas ici la question de légitimité conférée par le vent de l'Histoire. Nous sortirions de notre étude mais je compte évoquer ce sujet prochainement.
Il en fut de même lors de la guerre de Cent ans. Qui incarnait la légitimité monarchique? Le Gentil Dauphin Charles VII exilé à Bourges ou le roi d'Angleterre, Henri VI, sacré en 1431 à Notre Dame de Paris sous les vivats de la foule car L'Angleterre considérait que la couronne de France lui revenait de droit en se fondant sur des arguments solides. L'Histoire est ainsi truffée de situations dramatiques qui montrent que la légitimité de l'autorité en place ne coule pas toujours de source.
La cause finale
Elle est un élément important car elle justifie la nécessité de la loi. Une loi sans cause finale juste n'a aucun sens. Saint Thomas d'Aquin énonce que la loi est prise en vue du bien commun. Une loi est donc prise pour l'intérêt général. Combien de lois ont été promulguées ces dernières années et qui ne concernent que des intérêts particuliers?
La notion même de bien commun nécessiterait tout un développement. Certes, en fixer une définition n'est pas simple, mais nous verrons que par opposition à la fumeuse volonté générale, elle s'appuie sur des critères beaucoup plus précis.
Prenons le cas de la religion ou plus précisément de la cohabitation dans un même pays de deux religions voire plus. L'Eglise catholique a préconisé dans ce cas la tolérance religieuse. Le bien commun n'est pas dans ce cas de privilégier une religion plutôt qu'une autre en fonction du nombre de fidèles mais de veiller à ce que la population vive en harmonie sans heurts entre les différentes confessions, ce qui ne manquerait pas de se produire si une religion était interdite. en d'autres termes le bien commun dans ce cas ne se réfère pas à la préférence pour une religion mais au souci de préserver la paix civile. Henri IV l'avait bien compris en imposant l'édit de Nantes à ses sujets quitte à mécontenter les catholiques majoritaires et pour lesquels leur religion était la religion d'état mais aussi les protestants qui virent une nouvelle trahison de celui qui avait été des leurs jadis et qui déjà avait abjuré pour ceindre la couronne de France. Louis XIV fut guidé par d'autres motifs pour révoquer l'édit de Nantes mais tous les historiens, y compris les plus favorables au Roi-Soleil, sont d'accord pour considérer que la décision prise par le souverain fut à bien des égards une magistrale erreur.
Ainsi donc, nous observons que la définition de saint Thomas nous a conduit à développer certains critères, ce qui montre que pour qu'une loi soit effectivement une loi, il faut des conditions à la fois précises et contraignantes, sans quoi nous serions dans l'arbitraire.
La définition donnée dans la déclaration des droits de l'homme constitue, à n'en pas douter, une régression ne serait-ce que par son manque total de précision car qu'est ce que la volonté générale?
La volonté générale
La volonté générale au plan quantitatif
Une première approche consisterait à dire qu'elle est constituée par la majorité des Français en âge de voter. Très bien mais comme il est hors de question de consulter chaque Français par voie référendaire avant de décider d'une loi, comment peut-on être sûr que la loi répond bien à la volonté d'une majorité?
Ceci est d'autant plus vrai que bon nombre de lois ont été promulguées contre la volonté d'une large majorité des Français. Si ceux-ci avaient été consultés par référendum lorsqu'en 1981 les socialistes abolirent la peine de mort, il est certain que celle-ci aurait été maintenue.
Il n'est pas du tout certain que si les électeurs avaient à se prononcer sur cette question aujourd'hui qu'une majorité ne se dégage pas en faveur du rétablissement de la peine capitale, du moins pour les crimes les plus graves et les plus odieux.
Nous avons évoqué dans le précédent article la question de l'Europe à propos de la prétendue souveraineté populaire. Les Français ont rejeté le projet de constitution européenne mais visiblement le politique n'en n'a cure. Nicolas Sarkozy à peine entré en fonction s'est précipité à Berlin puis à Bruxelles pour "relancer l'Europe en panne". La constitution sera bel et bien adoptée, soyons en certains avec un traité minimum ou ce que vous voudrez. On passera par dessus la volonté générale qui avait clairement exprimé son refus d'une certaine Europe.
Forme particulière de l'expression de la volonté générale dans une société qui se veut représentative de la démocratie avancée!
Que dire des nombreuses lois antérieures qui, à l'instar de celle qui permit l'abolition de la peine de mort, furent votées et promulguées contre le courant de pensée dominant. Sur ce registre il faut bien admettre que le pouvoir politico-médiatique a acquis un savoir-faire redoutable. Il en fut ainsi pour la dépénalisation de l'avortement, savamment préparée dans l'opinion publique par un épouvantable matraquage sur les consciences. Cette manoeuvre s'apparente à une véritable préparation d'artillerie avant que l'assaut de l'infanterie ne soit donné. L'ennemi, paralysé et assommé par le déluge d'obus, se trouve considérablement diminué ce qui facilite d'autant la tâche de l'assaillant.
Il en est de même pour ces lois qui ne peuvent être promulguées qu'en violation de la volonté générale. On anesthésie la pensée, on annihile toute espèce de résistance, on conditionne les esprits et quand le fruit est mûr, il ne reste plus qu'à faire passer la loi. Le tour est joué!
Nous voyons bien que la volonté générale n'a pas plus de valeur pour le politique que la prétendue souveraineté du peuple.
Reste maintenant à définir ce qu'est réellement la volonté générale. Il n'en existe pas de définition claire et encore moins une définition juridique et précise. Nous sommes en face d'un concept fumeux qui n'a aucune signification rationnelle.
Si la loi est l'expression de la volonté générale, le choix du chef de l'Etat répond tout autant par analogie à l'expression de cette même volonté générale. Les élections présidentielles doivent donc désigner celui que la volonté générale aura jugé le meilleur pour prendre en charge la destinée du pays.
Mais peut-on raisonnablement parler de volonté générale quand un Nicolas Sarkozy est élu avec 53 % des suffrages exprimés mais qui se réduisent à 42,5 % du nombre d'inscrits. Que dire des 47 % obtenus par Ségolène Royal ? Plus de 16 millions de voix sont anéantis, passés à la trappe comme s'ils n'avaient jamais existé.
De même quelle analyse porter sur les 51,7 % obtenus par François Mitterrand en 1981 battant ainsi le président sortant qui n'avait recueilli "que" 48,2 % ? L'un etait-il plus qualifié que l'autre ? On me dira qu'il faut poser des règles et que celles-ci ne sont que pure convention faute de quoi la machine démocratique serait bloquée. Oui, mais je vous renvoie sur le paradoxe de Condorcet ou l'impossible démocratie (nous évoquerons ultérieurement ce point très intéressant). en 1981 la décision s'est faite sur un écart de 3, 5 %. Ce pourcentage est déterminant puisqu'est celui qui permet de consacrer la victoire de l'un par rapport à l'autre. Est ce à dire que la volonté générale se fonde sur ce minuscule 3,5 %?
Pire encore serait le cas de figure dans lequel les deux candidats obtiendraient rigoureusement le même nombre de voix au second tour. Même si cette hypothèse est statistiquement parlant hautement improbable, elle est intellectuellement parfaitement possible et à ce titre ne saurait être écartée.
Comment définir dans ce cas d'espèce la volonté générale ? Peut-on encore parler de volonté générale ou sommes nous confrontés à deux volontés générales ou deux demi volontés ?
Comment sortir de l'impasse ? Refaire des élections en priant le Ciel qu'un électeur au moins change d'avis ce qui permettrait l'élection du nouveau président à une 1/2 volonté générale plus 1 voix. La volonté générale se résumerait à une voix, celle qui permettrait de aire la différence. Encore faut-il que les girouettes des urnes soient en nombre impair faute de quoi nous serions ramenés au cas de figure précité!
Plus simple encore et moins coûteux, on pourrait alors recourir au tirage au sort comme dans les matches de qualification ou de finale de football quand la séance des tirs au but n'a pas permis de départager les équipes. On désignerait le président avec une pièce de monnaie à l'effigie de Marianne. Lequel de vous choisit face avec Marianne? Si face tombe, il remporte l'élection, dans le cas contraire ce sera son adversaire.
A bien y penser ce ne serait pas plus idiot que le suffrage universel dans lequel on peut s'interroger sur les motivations de certains électeurs. Il y a un coté loterie incontestable. N'est pas précisément cette part de loterie de 3, 4 ou 5 % qui fait la différence lors d'une élection présidentielle ?
La volonté générale au plan qualitatif
Au bout du compte, que reste t-il du principe de volonté générale? Nous l'avons déjà dit plus haut. Un principe fumeux vide de toute substance. ceci est d'autant plus vrai que les hommes politiques nous mentent en permanence. Le jeu est en permanence brouillé parce que nous ne connaissons pas les cartes. François Mitterrand fut élu sur un programme de gauche alors qu'il était viscéralement un conservateur, attaché au souvenir du maréchal Pétain, lié à ses amitiés des années 40. Je ne lui en fais pas le reproche, je ne fais que le constater. Jacques Chirac ne fut un homme de droite que pendant sa longue course à l'Elysée. Arrivé au pouvoir, il raisonna en homme de gauche.
Nicolas Sarkozy mena une campagne à la Ronald Reagan sur des thèmes vigoureusement de droite. Une fois élu' il s'est empressé sous prétexte d'ouverture et de rassemblement des Français de faire entre des hommes de gauche au gouvernement. Quelle lisibilité nous offre le nouveau chef de l'état dans ses orientations politiques? En quoi a t-il respecté la "volonté générale" qui l'a porté à la charge suprême?
Pour conclure, peut-être faut-il se poser la question de la pertinence du concept de volonté générale. Cette volonté est-elle le critère de référence pour décider des orientations de la France au niveau le plus élevé. Etions-nous qualifiés pour juger de la bonté ou de la malignité de la constitution européenne? Trop de données échappaient à l'immense majorité d'entre nous pour porter un jugement objectif. Le sujet était bien trop technique et hors de notre portée.
Peut-on, de même, accepter, comme je l'ai entendu il y a une vingtaine d'années, que l'on vote pour Bernard Tapie au motif qu'il avait "une belle gueule"? Un manchot, bossu et borgne n'aurait de nos jours aucune chance d'être élu même avec un programme politique alléchant.
L'ancien premier ministre Raymond Barre qui vient de disparaître ne parvint pas à être élu à la charge suprême. Il est vrai que les poignées de mains et les distributions de tracts sur les marchés n'étaient pas son fort! On le reprocha. Il n'en demeure pas moins qu'il fut un des rares hommes politiques, homme d'Etat au sens le plus noble du terme, à ne pas utiliser la langue de bois. mais on ne peut pas faire campagne en promettant la rigueur budgétaire, l'équilibre des comptes. Ces impératifs passent largement au-dessus de la tête de la grande majorité des Français. On ne saurait au demeurant leur en tenir grief quand on connaît tous les abus qui les laissent dans un profond sentiment d'injustice.
Si donc la volonté générale est un concept vide de toute substance, qui ne peut être défini ni de manière scientifique, ni de manière juridique, si de plus elle est en permanence bafouée et piétinée par le politique pour le plus grand mépris des citoyens, quelle peut être sa réalité dans la vie politique?
Je vous laisse le soin de répondre à cette question.
Pour ma part, je n'ai pas encore trouvé la bonne réponse!